Ah, le fado et moi, c'est toute une histoire ... d'amour. Amour du Portugal, et en particulier de Lisbonne où j'ai passé un petit bout de ma
jeunesse. Et dernièrement, le fado est revenu en force, et m'a accompagnée dans une
grande aventure dont la partie visible a été la réalisation d'une
exposition de peinture.
Qu'est-ce
que le fado ?
Le
fado est un chant, pas toujours triste mais toujours passionné, né
sur les quais de Lisbonne. C'étaient les femmes qui traînaient leur
mélancolie dans les tavernes du port qui chantaient la douleur de
l’attente de leur homme, parti en mer et qui tardait à revenir, ou
ne revenait jamais, parce que la mer avait réclamé son dû, ou
parce que d'autres aventures le retenaient ailleurs, loin. Dans
les premiers temps, le fado était improvisé, on s'épanchait dans
des joutes chantées. On trouve encore ça dans certaines tavernes
portugaises c'est le fado
vadio . Par
la suite le fado s'est fossilisé, certaines chansons sont devenues
« traditionnelles », il a franchi les frontières, Amalia
Rodrigues l'a fait résonner dans le monde entier. Et puis les
fadistas
(chanteurs de fado) ont
intégré des textes de grands poètes portugais, le grand Pessoa et
même Camões, le Cervantes portugais (on parle de « la langue
de Camões » pour le portugais comme on dit « la langue
de Molière » pour le français). C'est surtout cela le
fado : « um
poema cantado »i
« un poème chanté ». D'ailleurs quand on veut citer les
auteurs d'un fado on dit : musique de untel et poème
de tel autre. C'est pourquoi
le fado émeut, parce qu'il parle directement à l'âme, la poésie
n'est-elle pas le langage de l'âme ? Il émeut au-delà des
mots comme le dit le Fado
loucoura :
« A
falar não posso dar-me
Mas
ponho a alma a cantar
E
as almas sabem escutar-me » ii
« Avec
des mots, je ne peux rien donner
Mais
si je fais chanter mon âme
Alors
les âmes me comprennent ».
On
traduit habituellement « fado »
par « destin », or, il existe en portugais un mot qui est
« destino ».
Alors, c'est autre chose. Étymologiquement fado
vient de fatum
en latin, qui a
donné « fatalité », mais aussi « fada »
en provençal. Et c'est quoi un fada ? C'est celui qui a été
touché par les fées. « Fées » = « fadas »
en provençal comme en portugais. Et elles, qui sont-elles ? Ce
sont ces êtres magiques qui assistent à la naissance de l'individu
et lui assignent son destin. Mais le fado n'est pas « mectoube ».
Il y a même un fado qui dit à un pauvre bougre désespéré « Eu
vou mexer o destino »iii
« Et bien moi je vais changer ton destin ». La définition
du fado qui me touche le plus est celle qui est chantée dans Fado
curvo qui dit : « O fado é um jogo que Deus
inventou inspirado »iv
« le fado est un jeu
que Dieu inventa un jour où il était bien inspiré» et
« Se nos pôs
cá nesta vida foi para jogar o fado »
« s'il nous a placés dans cette vie c'est pour jouer au
fado ». Mais oui, Il ne peut pas jouer tout seul, il lui faut
un partenaire. Cette vision du fado rejoint celle que je me fais de
la vie, que je vois comme un jeu d'échec (malheureuse traduction par
assonance de l'arabe « cheikh »
« roi »,
« cheikh
mat » = « le
roi est mort » a donné « échec et mat ».
). Un jeu où ton partenaire est la vie même, ou Dieu si on veut. La
vie commence la partie, elle avance son pion, puis c'est à toi de
jouer, et en fonction de ce que tu as joué alors la vie regarde,
observe et analyse « Ah, tu joues ça ! Très bien.»
et elle avance une autre pièce et c'est à ton tour de regarder,
d'observer, d'analyser ou pas, et de jouer. Si tu avais joué autre
chose, la vie, ta vie aurait suivi une autre voie. Et ainsi se tisse
ton destin, ton fado, qui n'est donc pas déterminé à l'avance mais
se construit pas à pas, en collaboration avec la vie. J'ai trouvé
cette idée joliment illustrée aussi dans A
voz da poesia :
« Veio
a vida ensinar-me que o destino
É
traçado em cada passo que eu der
E
que o fado não é mais do que um caminho
Que
os poetas traçam ao escrever »
« La
vie est venue m'apprendre que le destin
Je
le trace à chaque pas que je fais
Et
que le fado n'est rien d'autre que le chemin
Que
les poètes tracent quand ils écrivent »v
O
jogo do fado
Oui
depuis quelques temps, le fado me parle.
Ma
partie de fado a commencé un soir où une force irrésistible m'a
poussée hors de ma tanière, moi qui suis la plus casanière de
toutes les casanières. Alors qu'il me faut habituellement un treuil
pour me sortir de chez moi, là je suis sortie en trombe ! J'ai
traversé la ville jusqu'à une terrasse de restaurant où il y avait
une foule bruyante où je ne connaissais personne. Je me suis plantée
là et je me suis mise à pleurer au milieu de tous ces inconnus. Je
pleurais tranquillement, quand une main s'est tendue vers moi,
accompagnée par des mots réconfortants « Pleure pas
camarade ». Je regarde et j'aperçois un homme qui me souriait
gentiment. Moi toute confuse, je ne savais pas comment réagir, j'ai
essayé de lui tendre la main en retour, ça me semblait être la
réaction la plus adéquate, mais ce type me tendait la main gauche,
j'ai pas l'habitude moi, de tendre la main gauche alors je me suis
emmêlé les pinceaux,... Bref, alors que j'étais toute à ma
confusion, je me suis pris une douche tombée de nulle part. Un
véritable baptême ! Une eau de vie qui m'a réveillée, ou plus
exactement qui a réveillé en moi des émotions, des sensations et
des sentiments que j'avais pris grand soin de bien bien enfouir tout
au fond de moi, que je ne voulais pas voir ressurgir pour qu'ils ne
viennent pas perturber le calme fraîchement installé dans ma vie.
C'était
à mon tour de jouer, c'est du moins ce que j'ai cru. J'ai dû être
particulièrement nulle sur cette partie-là, ou je n'ai pas bien
compris la stratégie de la vie. Le fait est que pour être
perturbée, du coup, j'ai été sacrément perturbée ! Le
propriétaire de la main, de la voix et du sourire et tout le reste,
lui n'avait pas l'air d'avoir été mouillé par l'eau tombée du
ciel, ou peut-être à peine éclaboussé, mais il a pris soin de
vite se sécher. Moi, je m'agitais dans tous les sens, je ne dormais
plus ! J'avais une énergie incroyable ! Mais je ne
parvenais à rien en faire. Jusqu'au jour où je vois sur Facebook
(oui parce qu’entre-temps je me suis mise à fréquenter assidûment
Facebook. C'était un peu le seul moyen d'avoir un contact avec le
propriétaire de la main etc.) j'aperçois donc qu'un ami (un vrai,
pas un ami FB) musicien annonce qu'il va jouer à 200 km de chez moi,
à Pertuis. Allons-y ! Allons nous changer les idées fixes !
Je m'invite chez un couple d'amis qui habitent par là-bas. Et comme
ils sont comme moi, libérés de leurs obligations parentales, on a
passé un weekend en adolescents attardés, on a magnifiquement
glander, on est allés écouter notre ami, et puis blablacar et
retour à Montpellier.
Une
fois chez moi, je me suis mise à écouter du fado et à boire du
porto. Et là, j'entends un fado qui raconte mon histoire : O
fado da procura (le
fado de la recherche) qui dit : « Mas
porque que a gente não se encontra ? »i
« Mais pourquoi est-ce qu'on ne se rencontre pas ? »
« j'ai couru dans toutes les rues, sur toutes les places et je
ne t'ai pas trouvé. ». Moi je n'avais jamais autant marché !
Je me disais que si la vie nous avait mis en présence une fois, ça
devait pouvoir se reproduire. Mais... Le fado continue « Oh et
puis j'en ai marre ! Je vais m’arrêter et prendre un verre à
une terrasse de café ! ». Ça, c'était mon escapade à
Pertuis.
Alors
je me suis mise à écouter d'autres fados que je ne connaissais pas
et en voici un qui résumait parfaitement mon histoire :
« Eu
não estava à tua espera
E
tu não me procuravas
Nem
sabias quem eu era
Eu
estava ali só porque tinha que estar
E
tu chegaste porque tinhas que chegar
Olhei
para ti...
Nesse
instante a minha vida mudou »ii
«Je
n'attendais rien
et
tu ne savais même pas que j'existais
Je
me suis retrouvée là parce que je devait y être
et
tu es apparu parce que tu devais apparaître
J'ai
tourné mes yeux vers toi
et
à cet instant ma vie a basculé »
C'est
magnifique, n'est-ce pas ? Oui mais ce n'est pas fini. Le fado
se poursuit comme ça : « O qué foi que aconteceu ?
Onde foi que nos perdemos ? », « qu'est-ce qui
s'est passé ? A quel moment nous sommes-nous perdus ?»
Parce que oui, nous nous sommes perdus.
Et
forcément le fado suivant c'était Maldição « Somos
dois gritos calados, dos fados desencontrados, dois amantes
desunidos »iii, « Nous
sommes deux cris étouffés, deux destins inconciliables, deux amants
désunis ».
J'écoutais
ces fados qui me racontaient, en fait je regardais des vidéos sur la
toile. J'étais prise par la musique, les voix, les textes et les
images de ces femmes qui chantent avec leurs tripes. Et à un moment
donné une pulsion irrépressible a surgit, une injonction intérieure
qui me poussait à peindre. Je ne pouvais pas faire autrement,
c'était obligatoire ! Il m'est arrivé de me retrouver dans la
rue et de sentir une boule monter en moi, et là je savais que
j'allais me mettre à pleurer (il y avait très peu de chance que
quelqu'un vienne me tendre la main, ces choses-là n'arrivent que
très rarement...), et qu'il fallait que je rentre très très vite
chez moi et que je me mette à peindre ! Et j'ai peint. J'ai
peint des visages aux yeux tournés vers l'intérieur, aux sourcils
froncés, des mains crispées sur les franges du châle. J'ai peint
une peinture très réaliste, très dessinée. Et pour faire cela, il
faut être attentif à chaque inclinaison du moindre trait, à chaque
nuance de lumière. Et quand on est comme ça concentré sur la
justesse du dessin, des couleurs, on ne peut pas penser à autre
chose. On pense à cette courbe, à cette ombre et pour le reste, on
laisse faire.
Talvez
Le
fado qui m'a inspiré mon dernier tableau s'intitule Talvez
(peut-être). Il dit « que peut-être que c'est mieux qu'on ne
se soit pas rencontrés, et que si je ne sais pas qui tu es,
maintenant je sais qui je suis »iv.
J'ai donné comme titre à ma peinture les mots de la fadista
quand elle parle de ce poème : « No desencontro reside
a beleza desse amor » « C'est dans l'impossibilité
de la rencontre que réside la beauté de cet amour. ».
2Fado
loucoura Ana Moura (Júlio
de Sousa/Frederico
de Brito)
4Os
buzios Ana Moura (Jorge
Fernando )
5Fado
curvo Mariza (Carlos
Maria Trindade)
6A
voz da poesia Katia
Guerreiro (Katia
Guerreiro/Rui Veloso)
7O
fado da procura Amélia
Muge (Amélia Muge)
8O
que foi que aconteceu Ana Moura
(Tozé
Brito)
9Maldição
Amalia Rodrigues (Armando V.
Pinto/Joaquim Pinto)
10Talvez
Carminho (Vasco Graça Moura/Màrio Pacheco)