lundi 25 juin 2018

Mon fado est parti, sur les flots de la mer Égée. Il poursuit sa route, aujourd'hui à Samothrace, chez Yorgos, à Lefkos Pyrgos, la tour blanche de Chora.
Je suis allée accrocher les tableaux et faire la connaissance de Aleka, Rania, Miltiadis, Savass, Spiro, Mario et les autres, qui m'ont si gentiment accueillie que je crois que je vais devoir y retourner bientôt. Je leur ai confié Mon fado, je sais qu'ils en prendront soin. En attendant le moment de les retrouver, je m'efforce d'acquérir quelques notions de grec. Yassass!




vendredi 2 mars 2018

Mon fado



Ah, le fado et moi, c'est toute une histoire ... d'amour. Amour du Portugal, et en particulier de Lisbonne où j'ai passé un petit bout de ma jeunesse.  Et dernièrement, le fado est revenu en force, et m'a accompagnée dans une grande aventure dont la partie visible a été la réalisation d'une exposition de peinture.

Qu'est-ce que le fado ?

Le fado est un chant, pas toujours triste mais toujours passionné, né sur les quais de Lisbonne. C'étaient les femmes qui traînaient leur mélancolie dans les tavernes du port qui chantaient la douleur de l’attente de leur homme, parti en mer et qui tardait à revenir, ou ne revenait jamais, parce que la mer avait réclamé son dû, ou parce que d'autres aventures le retenaient ailleurs, loin. Dans les premiers temps, le fado était improvisé, on s'épanchait dans des joutes chantées. On trouve encore ça dans certaines tavernes portugaises c'est le fado vadio . Par la suite le fado s'est fossilisé, certaines chansons sont devenues « traditionnelles », il a franchi les frontières, Amalia Rodrigues l'a fait résonner dans le monde entier. Et puis les fadistas (chanteurs de fado) ont intégré des textes de grands poètes portugais, le grand Pessoa et même Camões, le Cervantes portugais (on parle de « la langue de Camões » pour le portugais comme on dit « la langue de Molière » pour le français). C'est surtout cela le fado : « um poema cantado »i « un poème chanté ». D'ailleurs quand on veut citer les auteurs d'un fado on dit : musique de untel et poème de tel autre. C'est pourquoi le fado émeut, parce qu'il parle directement à l'âme, la poésie n'est-elle pas le langage de l'âme ? Il émeut au-delà des mots comme le dit le Fado loucoura :
« A falar não posso dar-me
Mas ponho a alma a cantar
E as almas sabem escutar-me » ii
« Avec des mots, je ne peux rien donner
Mais si je fais chanter mon âme
Alors les âmes me comprennent ».
On traduit habituellement « fado » par « destin », or, il existe en portugais un mot qui est « destino ». Alors, c'est autre chose. Étymologiquement fado vient de fatum en latin, qui a donné « fatalité », mais aussi « fada » en provençal. Et c'est quoi un fada ? C'est celui qui a été touché par les fées. « Fées » = « fadas » en provençal comme en portugais. Et elles, qui sont-elles ? Ce sont ces êtres magiques qui assistent à la naissance de l'individu et lui assignent son destin. Mais le fado n'est pas « mectoube ». Il y a même un fado qui dit à un pauvre bougre désespéré « Eu vou mexer o destino »iii « Et bien moi je vais changer ton destin ». La définition du fado qui me touche le plus est celle qui est chantée dans Fado curvo qui dit : « O fado é um jogo que Deus inventou inspirado »iv « le fado est un jeu que Dieu inventa un jour où il était bien inspiré» et « Se nos pôs cá nesta vida foi para jogar o fado » « s'il nous a placés dans cette vie c'est pour jouer au fado ». Mais oui, Il ne peut pas jouer tout seul, il lui faut un partenaire. Cette vision du fado rejoint celle que je me fais de la vie, que je vois comme un jeu d'échec (malheureuse traduction par assonance de l'arabe « cheikh » « roi », « cheikh mat » = « le roi est mort » a donné « échec et mat ». ). Un jeu où ton partenaire est la vie même, ou Dieu si on veut. La vie commence la partie, elle avance son pion, puis c'est à toi de jouer, et en fonction de ce que tu as joué alors la vie regarde, observe et analyse « Ah, tu joues ça ! Très bien.» et elle avance une autre pièce et c'est à ton tour de regarder, d'observer, d'analyser ou pas, et de jouer. Si tu avais joué autre chose, la vie, ta vie aurait suivi une autre voie. Et ainsi se tisse ton destin, ton fado, qui n'est donc pas déterminé à l'avance mais se construit pas à pas, en collaboration avec la vie. J'ai trouvé cette idée joliment illustrée aussi dans A voz da poesia :
« Veio a vida ensinar-me que o destino
É traçado em cada passo que eu der
E que o fado não é mais do que um caminho
Que os poetas traçam ao escrever »
« La vie est venue m'apprendre que le destin
Je le trace à chaque pas que je fais
Et que le fado n'est rien d'autre que le chemin
Que les poètes tracent quand ils écrivent »v

O jogo do fado

Oui depuis quelques temps, le fado me parle. 



Ma partie de fado a commencé un soir où une force irrésistible m'a poussée hors de ma tanière, moi qui suis la plus casanière de toutes les casanières. Alors qu'il me faut habituellement un treuil pour me sortir de chez moi, là je suis sortie en trombe ! J'ai traversé la ville jusqu'à une terrasse de restaurant où il y avait une foule bruyante où je ne connaissais personne. Je me suis plantée là et je me suis mise à pleurer au milieu de tous ces inconnus. Je pleurais tranquillement, quand une main s'est tendue vers moi, accompagnée par des mots réconfortants « Pleure pas camarade ». Je regarde et j'aperçois un homme qui me souriait gentiment. Moi toute confuse, je ne savais pas comment réagir, j'ai essayé de lui tendre la main en retour, ça me semblait être la réaction la plus adéquate, mais ce type me tendait la main gauche, j'ai pas l'habitude moi, de tendre la main gauche alors je me suis emmêlé les pinceaux,... Bref, alors que j'étais toute à ma confusion, je me suis pris une douche tombée de nulle part. Un véritable baptême ! Une eau de vie qui m'a réveillée, ou plus exactement qui a réveillé en moi des émotions, des sensations et des sentiments que j'avais pris grand soin de bien bien enfouir tout au fond de moi, que je ne voulais pas voir ressurgir pour qu'ils ne viennent pas perturber le calme fraîchement installé dans ma vie.
C'était à mon tour de jouer, c'est du moins ce que j'ai cru. J'ai dû être particulièrement nulle sur cette partie-là, ou je n'ai pas bien compris la stratégie de la vie. Le fait est que pour être perturbée, du coup, j'ai été sacrément perturbée ! Le propriétaire de la main, de la voix et du sourire et tout le reste, lui n'avait pas l'air d'avoir été mouillé par l'eau tombée du ciel, ou peut-être à peine éclaboussé, mais il a pris soin de vite se sécher. Moi, je m'agitais dans tous les sens, je ne dormais plus ! J'avais une énergie incroyable ! Mais je ne parvenais à rien en faire. Jusqu'au jour où je vois sur Facebook (oui parce qu’entre-temps je me suis mise à fréquenter assidûment Facebook. C'était un peu le seul moyen d'avoir un contact avec le propriétaire de la main etc.) j'aperçois donc qu'un ami (un vrai, pas un ami FB) musicien annonce qu'il va jouer à 200 km de chez moi, à Pertuis. Allons-y ! Allons nous changer les idées fixes ! Je m'invite chez un couple d'amis qui habitent par là-bas. Et comme ils sont comme moi, libérés de leurs obligations parentales, on a passé un weekend en adolescents attardés, on a magnifiquement glander, on est allés écouter notre ami, et puis blablacar et retour à Montpellier.
Une fois chez moi, je me suis mise à écouter du fado et à boire du porto. Et là, j'entends un fado qui raconte mon histoire : O fado da procura (le fado de la recherche) qui dit : « Mas porque que a gente não se encontra ? »i « Mais pourquoi est-ce qu'on ne se rencontre pas ? » « j'ai couru dans toutes les rues, sur toutes les places et je ne t'ai pas trouvé. ». Moi je n'avais jamais autant marché ! Je me disais que si la vie nous avait mis en présence une fois, ça devait pouvoir se reproduire. Mais... Le fado continue « Oh et puis j'en ai marre ! Je vais m’arrêter et prendre un verre à une terrasse de café ! ». Ça, c'était mon escapade à Pertuis.
Alors je me suis mise à écouter d'autres fados que je ne connaissais pas et en voici un qui résumait parfaitement mon histoire :
« Eu não estava à tua espera
E tu não me procuravas
Nem sabias quem eu era
Eu estava ali só porque tinha que estar
E tu chegaste porque tinhas que chegar
Olhei para ti...
Nesse instante a minha vida mudou »ii
«Je n'attendais rien
et tu ne savais même pas que j'existais
Je me suis retrouvée là parce que je devait y être
et tu es apparu parce que tu devais apparaître
J'ai tourné mes yeux vers toi
et à cet instant ma vie a basculé »
C'est magnifique, n'est-ce pas ? Oui mais ce n'est pas fini. Le fado se poursuit comme ça : « O qué foi que aconteceu ? Onde foi que nos perdemos ? », « qu'est-ce qui s'est passé ? A quel moment nous sommes-nous perdus ?» Parce que oui, nous nous sommes perdus.
Et forcément le fado suivant c'était Maldição « Somos dois gritos calados, dos fados desencontrados, dois amantes desunidos »iii, « Nous sommes deux cris étouffés, deux destins inconciliables, deux amants désunis ».
J'écoutais ces fados qui me racontaient, en fait je regardais des vidéos sur la toile. J'étais prise par la musique, les voix, les textes et les images de ces femmes qui chantent avec leurs tripes. Et à un moment donné une pulsion irrépressible a surgit, une injonction intérieure qui me poussait à peindre. Je ne pouvais pas faire autrement, c'était obligatoire ! Il m'est arrivé de me retrouver dans la rue et de sentir une boule monter en moi, et là je savais que j'allais me mettre à pleurer (il y avait très peu de chance que quelqu'un vienne me tendre la main, ces choses-là n'arrivent que très rarement...), et qu'il fallait que je rentre très très vite chez moi et que je me mette à peindre ! Et j'ai peint. J'ai peint des visages aux yeux tournés vers l'intérieur, aux sourcils froncés, des mains crispées sur les franges du châle. J'ai peint une peinture très réaliste, très dessinée. Et pour faire cela, il faut être attentif à chaque inclinaison du moindre trait, à chaque nuance de lumière. Et quand on est comme ça concentré sur la justesse du dessin, des couleurs, on ne peut pas penser à autre chose. On pense à cette courbe, à cette ombre et pour le reste, on laisse faire.

Talvez

Le fado qui m'a inspiré mon dernier tableau s'intitule Talvez (peut-être). Il dit « que peut-être que c'est mieux qu'on ne se soit pas rencontrés, et que si je ne sais pas qui tu es, maintenant je sais qui je suis »iv. J'ai donné comme titre à ma peinture les mots de la fadista quand elle parle de ce poème : « No desencontro reside a beleza desse amor » « C'est dans l'impossibilité de la rencontre que réside la beauté de cet amour. ».
i


2Fado loucoura Ana Moura (Júlio de Sousa/Frederico de Brito)
3idem
4Os buzios Ana Moura (Jorge Fernando )
5Fado curvo Mariza (Carlos Maria Trindade)
6A voz da poesia Katia Guerreiro (Katia Guerreiro/Rui Veloso)
7O fado da procura Amélia Muge (Amélia Muge)
8O que foi que aconteceu Ana Moura (Tozé Brito)
9Maldição Amalia Rodrigues (Armando V. Pinto/Joaquim Pinto)
10Talvez Carminho (Vasco Graça Moura/Màrio Pacheco)